Le contrat de
lecture :
L’incipit
Qu’est ce qu’un
incipit : Définition
Commencement, début, « phrases seuils », « phrases
initiatrices « ouverture », « déclic initial »,
« introït de l’œuvre littéraire », « seuil de narration »,
« préliminaires », « préludes », « entrée en
matière », « fragment inaugural », fin desinit, explicit,
excipit, clausule, clôture, phrase de
désinence. Toutes ces appellations recouvrent les mêmes lieux textuels :
l’entrée et la sortie d’une « œuvre
artistique », ici le roman.
Ces « lieux
stratégiques » du texte ont fait ainsi l’objet d’un certain nombre d’analyses qui , refusant de traiter
le texte littéraire comme une « linéarité amorphe »
considèrent qu’il existe dans
tout texte « des articulations ou stases privilégiées, moments de scansion repérables et accessibles
à la compétence textuelle du lecteur,
points de disjonction ou points de blocage, points d’embrayage extratextuel ou
de redondance intertextuelle, de rétraction ou d’anticipation (Rifaterre),
frontière du récit (Genette), signaux démarcatifs d’ouverture ou
de clôture de sous-ensembles textuels, homogènes, balises où s’accroche la lecture, où s’ouvrent les horizons d’attente indéterminés
ou au contraire où se stocke l’information
préalable et le déjà lu »([1]). Ces analyses se sont intéressées plutôt à
l’étude minutieuse du système configuratif des textes littéraires. Ainsi
ouverture et clôture du
texte ont fait l’objet de diverses réflexions. Parmi les plus anciennes,
l’interrogation de Barthes « Par où
commencer ? »([2]).
A. Un lieu stratégique du texte
L’incipit devrait être
considéré comme le lieu d’une prise de contact, à travers le texte, entre
l’auteur et le lecteur. Pour devenir un lecteur réel de la première phrase, le
lecteur virtuel doit être « aiguillonné » par cette « zone indécise »
entre le hors texte et le texte que Gérard Genette définit comme « le lieu
privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au
service(…)d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus
pertinente. »([3]).
l’incipit réalise un contact avec le lecteur
réel, « la notion de points stratégiques du texte ne prend son sens que
par rapport à l’opération de lecture et à l’analyse de celle-ci : C’est à
travers cette opération que la stratégie du texte devient opérante et qu’on
peut analyser et mesurer son efficacité»([4]).
Pour Del Lungo il s’agit donc d’une prise de contact non pas entre le texte et
son lecteur mais plutôt, à travers le texte, entre l’auteur et le lecteur.
Un début de roman
comprend à la fois l’exposition, donnant les termes de la narration et une
amorce provoquant la lecture, ce qui explique selon l’auteur la variété des
mouvements inauguraux :
« Qui expose n’intrigue guère et qui intrigue se voit
contraint de cesser d’intriguer pour
exposer »([5])
et l’art du romancier consiste à intéresser son lecteur, à le rendre
curieux. Ce dernier doit sentir un attrait puissant qui l’attache au récit.
Son intérêt doit aller grandissant au fur et à mesure qu’il avance dans la lecture.
Le commencement doit enfin rendre imprévisible la suite, afin de motiver le
lecteur et de le maintenir dans l’incertitude.
B. La
notion de cadre
Iouri Lotman (et toute la critique
d’inspiration formaliste) a consacré une attention particulière aux
délimitations de toute œuvre littéraire ou non. Il a adopté le terme de
« cadre » pour désigner la frontière « séparant le texte
artistique du non texte ». Pour l’œuvre littéraire, en particulier pour le roman, début et fin remplissent cette
fonction de cadre. «Le cadre de l’œuvre littéraire est constitué par deux éléments, le début et la fin »([6]).
Frontière problématique étant donné que
selon Lotman « le cadre du tableau, la rampe au théâtre, le début et la
fin d’une œuvre littéraire ou musicale, les surfaces qui délimitent une
sculpture ou un édifice architectural, ce sont des formes d’une loi générale de
l’art : l’œuvre d’art représente le modèle fini d’un monde infini »([7]).
I. Frontières de l’incipit
L’auteur a cherché aussi à
résoudre l’épineuse question de la délimitation dans le texte de l’incipit
romanesque. Il lui fallut bien sûr excepter la définition stricte du
dictionnaire qui fait de l’incipit la première phrase du récit. Laquelle aussi
brève ou longue soit-elle ne pose pas de réel problème de découpage, mais sa
définition du « début des romans modernes » , comme le « lieu de
la mise en place d’une complexe stratégie de codification et d’orientation du
texte, ainsi que de sa lecture, de séduction et de production d’intérêt »([8]),
l’aura amené à imaginer l’incipit davantage « en tant que zone ( plutôt
que point) stratégique de passage dans le texte, dans la fiction dont les
limites sont souvent mobiles et incertaines, et dont l’ampleur peut varier
considérablement selon le cas»([9]).
En effet, on ne surprendra personne en disant que la définition de
l’incipit comme première phrase d’un texte, va s’avérer peu opératoire pour un
certain nombre de romans (traditionnels ou nouveaux), qui précisément remettent
en cause la notion de phrase. variable , l’incipit étant à définir roman
par roman.
Si les limites d’une œuvre sont le début et la fin, il est légitime de
se demander où le début, commence-t-il ? Et où s’achève la fin ? Où
commence le commencement ? Quel est « l’espace d’entrée » ?
Le début d’une œuvre littéraire demeure
donc un seuil particulièrement complexe, un passage problématique du silence à
la parole, du blanc à l’écrit. C’est une transition entre deux espaces :
entrée dans l’espace de l’écriture et de la lecture.
II.
Les Fonctions de l’incipit
L’incipit romanesque, en tant que
« zone stratégique d’ouverture du texte », remplit plusieurs
fonctions « complexes » en raison de son rôle dans la
légitimation de la prise de la parole, d’une part, et l’entrée dans la fiction
de l’autre. C’est justement à partir de l’analyse de la « tension »
entre ces deux pôles extrêmes que Andréa Del Lungo a pu repérer certaines
fonctions de l’incipit romanesque. Il les a résumées ainsi :
1. Commencer le texte →
la fonction de codification ;
2. Intéresser le lecteur → la fonction de
séduction ;
3. Présenter le sujet du texte → la fonction de
thématisation ;
4. Mettre en scène
la fiction → la fonction d’information ;
5. Entrer dans l’action→ la fonction de
dramatisation ;
Les fonctions de
codification, de séduction et de thématisation sont présentes même
implicitement dans toute sorte de commencement textuel, elles sont dites
constantes. Les fonctions d’information et de dramatisation, par contre se
trouvent seulement dans la narration romanesque, elles sont dites variables,
« étant donné qu’elles doivent répondre à la double exigence de l’incipit,
d’informer le lecteur et de le faire entrer dans l’histoire »([10]).
1) La
fonction de codification
Par le commencement, on vise à orienter
la réception du texte. Le texte doit exposer son « code » de manière
directe, par un discours méta textuel sur la nature, le code, le genre et le
style. De manière indirecte, grâce à des références transtextuelles, à d’autres
textes ou modèles, ou implicite quand le
texte expose son code et oriente sa réception par une autoréférentialité du
texte.
Du point de vue de la codification, chaque élément de
l’incipit est donc considéré comme un indice potentiel, qui suscite des
attentes chez le lecteur. Ces attentes pourraient être confirmées ou non, par la suite du
texte, cependant, même quand il y a une absence de codification, quand
«l’horizon d’attente » du lecteur est
trahi ou il y a une volonté de non codification, cela relève d’une
codification implicite.
L’œuvre littéraire évoque des choses
lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès le
début crée une certaine attente de la « suite » du
« milieu » et de la « fin » du récit, attente qui peut, à mesure que la lecture
avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l’ironie, selon des
règles de jeu consacrées par la poétique explicite et implicite des genres
et des styles »([11]).
Ainsi cette fonction
codifiante est fondamentale pour déterminer un pacte de lecture, et mettre en
place des stratégies de séduction.
2) La fonction de
Séduction
Il faut que le lecteur désire
lire le texte et donc, il doit éprouver
la curiosité, il doit être capturé par les premières lignes et transporté
par l’écriture dans un autre temps, un autre espace loin du monde réel.
Pour cette fin, de
nombreuses stratégies de séduction sont
mises en œuvre . A. Del Lungo
estime « qu’il est possible de repérer certaines configurations initiales
du récit qui sont à la base de la production d’intérêt »([12]).
Sachant que ces stratégies sont tellement variées que chaque incipit pourrait
constituer un cas particulier.
La fonction séductive de l’incipit peut se
situer à trois niveaux différents : d’abord sur le plan narratif,
ensuite sur le plan symbolique, enfin sur un plan que Del Lungo
n’hésite pas à qualifier de sensuel, « en jouant sur la
double acception du mot, le sens comme signifié, le sens comme
perception »([13]).
a) Sur le plan narratif
Les principales stratégies de
production d’intérêt sont le commencement in media res, l’imprévisibilité
initiale et la formulation d’énigmes.[14]
Il convient de souligner après Del Lungo que ces stratégies classiques limitent
leur effet de séduction à l’attente d’un récit, soit par une ouverture violente
qui nous fait entrer dans une histoire en cours et dans « un univers
fictionnel déjà peuplé » (l’in media res), soit par le début d’un récit
dont on ne peut imaginer la suite,
(l’imprévisibilité) ou enfin par des lacunes informatives, des
« énigmes dont on attend le dévoilement »([15]).
En fait, il s’agit plus d’attirer le lecteur
et d’éveiller sa curiosité que de le séduire, puisque le désir suscité par
l’attente est un sentiment de curiosité que le début du texte est sensé
satisfaire. Ces stratégies connues et codifiées sont même devenues des signes
d’identification du roman classique et de sa structure narrative.
b) Sur
le plan symbolique
En revanche la séduction symbolique se
situe au niveau du langage, autrement dit du code utilisé pour établir le
contact entre l’auteur et le lecteur. Son pouvoir s’exerce particulièrement par
la détermination d’un pacte de lecture qui inscrit la figure du destinataire
dès l’incipit du texte, et auquel une série de signaux et d’indices sont adressés.
Stratégie qui se manifeste sous différentes
formes, telles « l’obstacle », « le barrage »
ou « l’interdiction » de la lecture. Cette dernière ne peut
qu’exciter le lecteur et l’appeler à
braver le défendu. C’est en ce sens qu’on peut parler de séduction symbolique
du commencement.
c) Sur
le plan sensuel
Cette forme de séduction s’exerce à un niveau
tout à fait différent, c’est le niveau sensuel, le lecteur, face au texte,
éprouve un sentiment de désarroi, de perte de repères. Il assiste à la
frustration de toutes ses attentes, en percevant l’écart du texte par rapport
aux modèles connus et codifiés. Il est contraint à chercher un sens caché
« un sens qui se dérobe dans les abîmes de l’écriture (…) tout en
suscitant en nous, par des perceptions sensorielles, de nouveaux fantasmes »([16]).
La séduction se fonde donc sur un principe de différence, sur le changement radical
de « l’horizon d’attente » de
l’œuvre.
. Des
Procédés ludiques
Cette hypothèse de séduction liée à la
transgression des codes et à la frustration des attentes, se manifeste dans
certaines expériences d’écriture fondées sur des procédés ludiques où « le
jeu sur le signifiant se constitue en principe de création »([17])
imposant de nouvelles règles à la création (l’inventio) et à l’écriture.
Raymond Roussel, dans son ouvrage
Comment j’ai écrit certains
de mes livres ([18]),
révèle les mécanismes d’invention et de construction de ses
romans : « Je choisissais
deux mots presque semblables (…) puis j’y ajoutais des mots pareils, mais pris
dans deux sens différents et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques
(…) les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant
commencer par la première et finir par la
seconde. »([19])
Les écrivains de L’OULIPO, dans leur
production romanesque se sont imposés également des règles précises bien
définies. Dans la même perspective, Italo Calvino, Dans son roman Si par une
nuit d’hiver un voyageur([20]),
adopte cette forme de roman ludique, suscite par un jeu « nos attentes et
nos désirs pour les décevoir aussitôt »([21]).
Il « démonte » les cadres de ses récits, met en question les
frontières de l’œuvre et toutes les catégories logiques du début et de la fin.
Le pouvoir séductif du
début provient du fait que le lecteur, ignorant les principes du jeu, est
contraint d’adhérer totalement à ce mécanisme qu’il lui est inconnu. Il est
évident que ce parcours de création est très différent de celui décrit par
Aragon, le hasard étant exclu dans ce
processus d’écriture.
3) La fonction de thématisation
Il convient d’abord de souligner que le
début du roman a un rôle thématique primordial car c’est le lieu de la
présentation – implicite ou explicite – du thème du texte, et par conséquent l’ouverture
de champs sémantiques et perceptifs.
Cette fonction, propre au début de
l’œuvre est également essentielle dans l’interprétation du texte dans le cadre
du vaste champ d’étude de la critique thématique.
Etant une fonction
constante, la thématisation peut être « explicite », et se
manifestera à travers l’annonce, la présentation ou l’anticipation des thèmes
dont parlera le texte, ou rester ; « implicite », d’ailleurs
chaque élément du texte est considéré comme « potentiellement porteur de sens »([22]).
Plusieurs chaînes de thématisation
s’établissent au commencement du roman, créant des liens entre les différents
espaces textuels (titre et autres éléments du péritexte, incipit texte …)
Del Lungo distingue trois formes de relation liant l’incipit à la suite
du texte :
- Relation directe lorsque l’incipit présente d’emblée un
ou plusieurs thèmes essentiels du roman ;
- Relation indirecte
ou bien métaphorique quand la relation est moins évidente et que la pertinence
thématique du commencement se découvre à posteriori, pendant la lecture.
- Relation de
non-pertinence, lorsque l’incipit se
situe en marge ou à l’écart des réseaux sémantiques du texte, ou encore
lorsqu’il ouvre de fausses pistes »([23]).
Mais il convient de souligner que ces
trois formes de relation peuvent se trouver en même temps, puisque tout texte
littéraire élabore à travers des champs lexicaux et des
« leitmotive », de nombreux réseaux thématiques ; de plus il
évident que l’analyse de cette fonction constante reste liée à chaque cas particulier,
et il s’ensuit que le rôle thématique du commencement s’avère
« inclassable » ; la seule distinction s’opère à la présence de
topoï du commencement romanesque, qui peut fournir des indications quant à la
présence de cette fonction ; Sachant que dans le roman contemporain la
thématisation initiale est « tendanciellement implicite et
indirecte »([24]).
4) La fonction
d’information
L’information donnée au lecteur au
début du roman, relève d’une « tension » essentielle opposant deux
tendances contradictoires ; d’une part, une volonté de tout révéler et de
l’autre de dissimuler au maximum. Tension donc entre « le dit et le
non-dit », l’information peut porter « sur le texte lui-même, ce sera
une information autoréférentielle, sur le sujet du texte, elle sera thématique,
sur le référent, elle sera référentielle ou enfin sur l’univers fictionnel,
elle sera constitutive »([25]).
Ce genre d’information est en général
le plus répandu dans les débuts romanesques, il apporte des réponses complètes
aux questions cardinales du récit (quand ? qui ? où ?),
informations, qui structurent la narration et dont la rétention, indiquée par
la formulation d’énigmes, est aussi fonctionnelle, puisqu’elle vise à susciter
l’intérêt et le désir de lecture.
Le
commencement doit donc construire l’univers fictionnel, le début peut être
référentiel et renvoyer à la réalité connue par le lecteur, ou constituer un
autre univers fictionnel où l’histoire se déroulera. Les informations
référentielles renvoient à la réalité que le lecteur connaît, celle du monde,
par exemple les descriptions techniques sur les milieux, chez Zola dans
« La bête humaine ». Les informations constitutives renvoient
directement à l’univers fictionnel, les informations sur les liens entre les
personnages par exemple.
En définitive,
signalons qu’un texte peut, en son début, comporter des indices de présence ou
d’absence d’information, les premiers donnent au lecteur le sentiment de
posséder tous les éléments nécessaires et suffisants à la compréhension de
l’histoire, tandis que les seconds, en créant des lacunes informatives, ne font
que signaler au lecteur la présence d’énigmes volontairement posées par le
narrateur.
5) La Fonction de
Dramatisation
C’est la dernière fonction fondamentale
de l’incipit, elle est liée à la mise en marche de l’histoire racontée,
considérée comme un « contenu » narratif, l’aspect problématique qui
se pose à ce niveau concerne l’ordre de la narration et l’ordre de événements,
ainsi que les degrés d’intensité dramatique
choisis au début de l’histoire.
En effet, le récit peut donner
l’illusion que son commencement et l’instant de genèse coïncident ou peut
débuter dans une histoire en cours, (in media res)([26],)
voire commencer par la fin ou débuter à un moment décisif de l’action, un
moment de forte tension dramatique.
Dans d’autres cas, le
récit peut entrer progressivement dans l’action, privilégiant la
« tension » informative ou encore différer le début de l’histoire.
Ainsi la fonction
dramatique est également variable, puisque la mise en marche de l’histoire peut
s’effectuer selon « différentes vitesses et différents degrés
d’intensité »([27]),
représentés aussi par Del Lungo sur une échelle de valeurs, à l’aide d’un axe à deux pôles : une
dramatisation immédiate et une dramatisation retardée.
La dramatisation
immédiate correspond au début in media res, surtout lorsque le début ne fournit
aucune information préliminaire. Notons que cette forme d’exorde entre dans le
cadre d’une stratégie séductive du récit.
La rétention de l’information suscite l’intérêt par l’attente de ce qui va
arriver.
Dans ce cas aussi
l’incipit se retrouve face à une double exigence contradictoire : ouvrir
des champs sémantiques et des parcours narratifs d’un côté, et de l’autre
motiver le lecteur, par l’imprévisibilité de la suite du récit tout en le
maintenant dans l’incertitude.
A l’autre bout de l’axe, on a la dramatisation
retardée, le début de l’histoire est différé, des passages discursifs ou
descriptifs retardent l’entrée dans l’action. Un tel suspens prépare le début
de l’histoire et, a ainsi une fonction introductive, dans la mesure où il
suscite l’attente du lecteur.
La tension dramatique
est liée essentiellement à la tension informative, et c’est à partir du
croisement des deux axes relatifs à chacune des deux tensions que Del lungo a
proposé un classement des formes de début romanesque.
III. les modalités du commencement
« Par où commencer ? »
Question fondamentale pour toute narration, a été déjà posée par Roland
Barthes. En effet, la problématique est dans quel ordre temporel sont narrés
les événements ? Le romancier, au seuil de l’œuvre est confronté à un
problème majeur, celui de concilier l’ordre choisi arbitrairement, et
l’ordre « naturel », le temps romanesque et le temps historique.
Comment
assurer le passage totalement arbitraire du non texte au texte, sous le
couvert d’une naturalité motivée.
Sur le plan temporel,
on suppose l’existence de deux modalités d’incipit complètement opposées :
la première tend à donner l’illusion d’un commencement absolu par le récit d’un
événement inaugural, la seconde, à l’inverse se situe in media res, interrompt
une séquence temporelle et présuppose l’existence d’événements antérieurs.
Plusieurs modalités d’ouverture se rattachent à ces deux points extrêmes.
1)
Commencer par le commencement
Le romancier fait coïncider le début de
la narration avec un commencement naturel : la naissance du héros par
exemple. Supprimant ainsi tout fait
antérieur et dissimulant le caractère arbitraire du début. Le topos de
la naissance, lié à la question de l’origine, dans une tentative de
« remonter à l’impricipio » a une fonction inaugurale déterminante
puisqu’il constitue le point de départ d’un parcours narratif relatant les
péripéties de l’histoire de toute une
existence.
Le roman réaliste exploite
particulièrement ce genre de situation, considérant l’incipit comme un moment
de double genèse. Celle du récit, et du héros, de cette façon le roman légitime
en quelque sorte son début, tout en dissimulant l’arbitraire d’une prise de
parole et crée une coupure dans
« le continuum » temporel indéfini.
C’est généralement un
narrateur omniscient qui prend en charge la narration et s’efforce de créer un
univers plein, fortement structuré où des liens de causalité assurent l’ordre.
Le récit expose aussi sa volonté
de « commencer par le commencement » voire de remonter à un moment de
« commencement absolu ».En revanche, le roman contemporain
« ironise » sur cette modalité d’ouverture en bouleversant les
attentes du lecteur, et en démontrant l’impossibilité de remonter à un début
absolu.
« Commencer par le
commencement », pour le romancier moderne « signifie (…) ouvrir la
narration sur un événement à caractère inaugural ou sur un début reconnu en
tant que tel »([28]).
Dans cette perspective, d’autres topoï d’ouverture tels le départ et le réveil
peuvent représenter un « événement inaugural ».
2) L’incipit in media res
Si
le romancier est obligé de trouver un point de départ à son récit, cela
implique un choix arbitraire et une coupure sur le continuum temporel. Il
s’ensuit d’ouvrir le roman à un moment d’une histoire déjà entamée. Andréa Del
Lungo définit ainsi cette modalité :
« Je conserverai l’expression in
media res pour indiquer cette forme d’exorde qui introduit le lecteur, dès les
premières lignes, au cœur des événements en renonçant à toute tension
informative préliminaire. »([29])
En effet, l’aspect déterminant de
l’ouverture in media res, est son caractère dynamique et sa puissance
séductive. Le lecteur est captivé par un début qui, sans préambule, ni respect
d’ordre chronologique, l’installe au milieu de l’histoire et produit un effet
de dramatisation immédiate. En outre, la séduction se réalise aussi au moyen de
l’énigme et la rétention de l’information, puisque le lecteur est introduit
dans un monde fictionnel, et invité à suivre une histoire dont il ignore les
antécédents qui sont escamotés à dessein.
Gérard Genette,
analysant le modèle du début affirme :
« On sait que le début in media
res suivi d’un retour en arrière explicatif, deviendra l’un des topoï formels
du genre épique, et aussi combien le style de la narration romanesque est resté
sur ce point fidèle à celui de son lointain ancêtre et jusqu’en plein XIXè siècle
« réaliste ».Il suffit pour s’en convaincre de songer à certaines
ouvertures balzaciennes comme celle de
la Duchesse de Langeais »([30]).
Il convient de souligner que le concept
d’in media res, n’est pas uniquement lié à l’ordre chronologique des événements
narrés, il est surtout marqué par l’intensité « dramatique » du
commencement.
Cette forme d’exorde in media res a
connu un grand succès dans le roman du XXè siècle, car elle expose de manière
claire le caractère arbitraire de l’incipit, et rejette toute forme de
dissimulation des frontières de l’œuvre. Elle « s’affirme comme une
structure dynamique du début libre de toute motivation et de toute stratégie
informative »([31]).
Notons que la réflexion
théorique du début, est certainement à la base de la diffusion de cette forme
d’incipit dynamique qui ne se soucie guère de la « naturalisation »
de la frontière du début. « L’Etranger » d’Albert Camus et
« Voyage au bout de la nuit » de Céline, offrent entre autres de bons
exemples.
3) Commencer par la fin
Cette modalité du début consiste à commencer la
narration par le dénouement de l’histoire racontée, pour remonter ensuite le
fil chronologique des événements jusqu’au début. Modalité qui n’est pas
courante car le roman dans sa structure classique ne révèle jamais sa
conclusion. Il trouve justement sa motivation dans un parcours vers la fin
souvent retardée, mise en valeur par un effet de suspens ou d’attente.
En outre, l’ouverture par la fin
modifie les attentes du lecteur qui ne cherche plus à connaître la fin de
l’histoire, mais plutôt cherche à savoir quelles tournures ont pris les
événements pour arriver à cette situation finale. Par quelles aventures et quelles intrigues ? Donc même si la
fin est connue, le roman continue à susciter l’intérêt par de nouvelles
attentes du lecteur, créant ainsi de nouvelles énigmes, qui ne seront résolues
qu’à la fin du récit, dans un moment de coïncidence avec l’événement inaugural.
Roland Barthes a déjà noté dans
« S/Z » que le code narratif lié à l’énigme n’est pas toujours soumis
à un parcours linéaire, mais qu’il suit au contraire, une route souvent
« accidentée et tortueuse », parfois interrompue et reprise grâce à
des solutions et à de nouvelles formulations.
« L’avantage de ce type d’incipit
qui fait coïncider le début du récit avec la fin de l’histoire, est de créer un
suspens, qui installe d’emblée « l’horizon d’attente » du lecteur, et
en fait le partenaire obligé d’un contrat de lecture »([32]).
4) Réflexion du début
Sorte « d’incipit sur
l’incipit », cette modalité d’ouverture introduit un aspect méta narratif.
La réflexion du début, (comme on l’a déjà vu à propos de l’incipit méta
narratif) est à prendre dans son double sens. « C’est une pensée sur le
commencement, mais aussi représentation spéculaire du début même »([33]).
C’est à la fois une forme de réflexion
constituée par le récit, dans le récit selon les procédés de mise en
abyme, et un discours autoréférentiel.
5)In media verba.
Cette
modalité d’exorde est largement répandue chez les nouveaux romanciers, en
effet, « à partir de la constatation de l’impossibilité de commencer par
le commencement », et en raison de la « raréfaction extrême de la
fabula, théorisée par le Nouveau Roman, (…) le seul commencement possible
semble être représenté par le surgissement d’une voix inconnue »([34]).
Ainsi la phrase inaugurale semble répondre à une question que le texte
n’a pas dévoilée, ou constitue la réplique d’un dialogue. L’arbitraire de la
coupure sur une parole préexistante, un discours ou une conversation en cours,
est explicitement dévoilé. L’énigme que le lecteur est invité à résoudre
concerne l’origine de cette voix, et par la suite son sens. Raymond Jean a eu
raison d’affirmer à propos des formes de début
du Nouveau Roman :
« Ce n’est pas une narration qui
commence, une histoire qui s’annonce, c’est une parole écrite qui prolonge un
texte silencieux qu’elle fait apparaître, révèle, découvre et, en même
temps « produit » mais ne crée
pas artificieusement ou magiquement »([35]).
Les romans de Claude
Simon constituent un exemple de cet incipit où l’auteur, selon une
expression de Lucien Dällenbach a voulu
« prendre le train en marche ». Ainsi la parole écrite, loin de
marquer le commencement, s’insère dans un « flux linguistique »
continu sans aucun souci de l’ordre temporel ; visant à donner l’illusion
d’une narration instantanée.
6) Le Commencement impossible.
On arrive enfin à un exemple extrême
représenté notamment par les romans de Samuel Beckett. Le début et la fin n’obéissent
à aucune logique ; on peut lire l’entière œuvre romanesque de Beckett comme un texte continu
sans début ni fin.
Ces deux frontières du récit se vident
de leur signification. Beckett exprime son ironie « féroce » contre
ceux qui, en littérature, croient pouvoir remonter au commencement absolu.
Le début « thématise »
continuellement l’impossibilité du récit. L’incipit dit « en-
négatif », expose la difficulté de la narration. Le lecteur est pris au
piège du récit, dans l’espoir d’entrer dans le discours narratif, mais il sera
vite frustré par la « clôture autoréférentielle » du récit. L’absence
d’énigme empêche toute participation
du lecteur qui se trouve exclu. « Le récit se transforme en métaphore de
l’écriture (…) ne concédant ainsi aucun appui à la lecture, et la structure de
la narration ne peut que conduire à une aporie conceptuelle, à un véritable
vide sémantique »([36]).
[3]- Gérard Genette. Seuils Paris éd. Du Seuil 1987.p.8
[4]- Del Lungo
op .cit. p.135.
[5]- Charles Grivel
Production de l’intérêt romanesque La Haye –Paris Mouton
1973 p.91.
[6]- La structure du texte artistique Iouri
Lotman p. 307 / Paris Gallimard (NRF) 1973
(p.299-309).
[7]- Idem. p.300.
[9]- Ibid. p.137.
[10]- Andréa Del
Lungo. « Pour une poétique de l’incipit ». Op.cit. p.138.
[11]- Pour une
esthétique de la réception , Paris Gallimard 1978 p.50.
[12]- « Pour une
poétique de l’incipit » op.cit .139.
[13]- L’incipit
romanesque op.cit.p.136.
[14]- Ces points
seront traités dans le chapitre sur les modalités du commencement.
[15]- A.Del Lungo L’incipit
romanesque op.cit p.136.
[16]- Del Lungo.
L’incipit romanesque op.cit. p.138.
[17]- Idem.p.139.
[18]- Union Générale
d’éditions. Coll. 10/18 Paris 1963.
[19]- Idem p.12.
[20]- Roman
incontournable, selon Del Lungo, dans l’analyse théorique de l’incipit qui met
en scène la relation problématique de l’écriture et de la lecture.
[21]- Del Lungo. L’incipit
romanesque op.cit p.140.
[22]- A.Del Lungo. op.cit .p.160.
[23]- Idem.p.161.
[24]- Del Lungo op.cit.166.
[25]- Idem. p.167.
[26]- Ce point sera
traité dans le cadre des modalités du
commencement.
[27]- Del Lungo op.cit. p.171.
[28]- Del Lungo. Op.cit. p.110.
[29]- Ibid. p.113.
[30]- Figures III op.cit p.79.
[31]- Del Lungo op.cit p.114.
[32]- Abedlhaq Regam. Op.cit p.47.
[33]- Del
lungo op.cit p.118.
[34]- Ibid.122.
[35]- Raymond Jean op.cit.p.431.
[36]- A.Del Lungo op.cit.p.132.
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