"Voilà un fait. En voulez-vous d'autres ? Ces
jours-ci, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de Lettres, car la misère
n'épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un
malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l'on a
constaté, après sa mort, qu'il n'avait pas mangé depuis six jours.
Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ?
Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses
quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et
pestilentiels des charniers de Montfaucon !
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses
qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force,
toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de
telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé,
engagent la conscience de la société tout entière ; que je m'en sens, moi, qui
parle, complice et solidaire (Mouvement), et que de tels faits ne
sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu
! (Sensation prolongée.)
Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je
voudrais pénétrer tous ceux qui m'écoutent de la haute importance de la
proposition qui vous est soumise. Ce n'est qu'un premier pas, mais il est
décisif. Je voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n'importe, je
ne connais pas, moi, de majorité et de minorité en de telles questions ; je
voudrais que cette assemblée n'eût qu'une seule âme pour marcher à ce grand but
magnifique, à ce but sublime, l'abolition de la misère ! (Bravo ! –
Applaudissements.) [...]
Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant
que l'ordre matériel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolidé !
(Très-bien ! très-bien ! – Vive et unanime adhésion.) Vous n'avez rien fait
tant que le peuple souffre ! (Bravos à gauche.) Vous n'avez rien fait tant
qu'il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n'avez
rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l'âge et qui travaillent
peuvent être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et qui ont travaillé
peuvent être sans asile ! tant que l'usure dévore nos campagnes, tant qu'on
meurt de faim dans nos villes (Mouvement prolongé), tant qu'il n'y
a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts
en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux
gens de cœur ! (Acclamation.) Vous n'avez rien fait, tant que
l'esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! vous n'avez
rien fait, rien fait, tant que dans cette œuvre de destruction et de ténèbres,
qui se continue souterrainement, l'homme méchant a pour collaborateur fatal
l'homme malheureux. !
Vous le voyez, messieurs, je le répète en terminant,
ce n'est pas seulement à votre générosité que je m'adresse, c'est à votre
sagesse, et je vous conjure d'y réfléchir. Messieurs, songez-y, c'est l'anarchie
qui ouvre les abîmes, mais c'est la misère qui les creuse. (C'est vrai
! c'est vrai !) Vous avez fait des lois contre l'anarchie, faites
maintenant des lois contre la misère ! (Mouvement prolongé sur tous les
bancs. - L'orateur descend de la tribune et reçoit les félicitations de ses
collègues.)"
Victor Hugo, Discours sur la misère, 1849
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